Nadia Yala Kisukidi // Après-midi

Conservatoire, vu à Bamako, 2019






Kama: Akayovu, tu invoques Nyabinghi en ces temps précis

Akayovu: Kama, te voilà

Kama: Je t’ai manqué?

Akayovu: Tu le sais plus que moi, malgré moi, ma mémoire me le rappelle, elle ne reste jamais plaine sur tes collines, toujours s’ouvrant, toujours risquant, ce mouvement réanimant mes membres, ce garde-corps

Kama: Tes membres de famille, y compris

Akayovu: Après tout, ce temps, tout ce temps,

Kama: Ce temps en un tout

Akayovu: Ce tout en un

Kama: Ils ont voulu le contester

Akayovu: Ils continuent à le faire

Kama: Tout temps en un, toute peine confondue, toute joie immergée, toute vocifération émergée

Akayovu: Voilà que je l’invoque, la reine Nyabinghi, qui s’est soulevée contre les usurpateurs de notre temps, contre les colons et leur porte-courant, se perdant descendant le Nil

Kama: Le descendant, seul si on se rapporte à la carte géographique de Mercator, qui n’était qu’un mauvais sort, tournée à l’envers, détournant le sens du vivant dans l’air qu’on respire et expire, qu’on fait tourner et recycler

Akayovu: Sans tourner en rond

Kama: Ils ont voulu faire croire

Akayovu: Ils continuent à le faire

Kama: Dire qu’accepter le cycle des événements c’est de tourner en rond

Akayovu: Les Éléates, leurs ancêtres, iront jusqu’à dire que le cycle n’existe pas, qu’il n’y a pas ce que toi et moi ressentent bien

Kama: Le mouvement

Akayovu: Avant Parménide et Zénon, on acceptait le vivant, le mouvement du cycle, le tournant du tout en un du pluriel, le pluriel du tout plein

Kama: C’est Mbog Bassong qui t’a fait voir où ça boîte, depuis quand ça boîte

Akayovu: Depuis les Éléates, la tortue et Achille que Zénon immobilise, les expérimentations sans précédant, sans expérience ni repentance, le son abstrait des ondes, le retirement de la bass, le fléau, derrière une vue d’oiseau

Kama: Non, pas eux – les oiseaux, tes cousins, sont bien conscients du mouvement, eux. Tandis que les automates mettent ce qu’on leur ordonne sous contrôle, induisant le désordre, le blocage, fixant, figeant

Akayovu: Nyabinghi s’est opposée, a créé la révolte, le mouvement se retournant contre le détournement,

Kama: en passant par Muhumusa à qui elle a transmis son énergie, pour combrattre le roi Yuhi Musinga, ce roi qui n’en était pas un, qui a desservi avant d’avoir jamais servi,

Akayovu: Servant, au pire, aux colons allemands, auprès desquels il a cherché refuge, à leur ambassade sur le territoire occupé par les Belges

Kama: Le Congo

Akaovu: Muhumusa,

Kama: Nyabinghi,

Akayovu: Elles ont mené une résistance pour l’âme des leurs, contre les armes de terreur, touchant les cœurs de ceux qui les joignent avec ardeur, au Rwanda, en Ouganda, au Zimbabwe, repartant sur les pas de Haile Selassie en Éthiopie,

Kama: Et nos familles en Jamaïque

Akayovu: Dans ces temps après Maât,

Kama: Post-Maât comme ils diraient aujourd’hui dans leur construction du temps, ces gens dans les pays exploiteurs, où à perte de vue le confiné et le confectionné, l’existant en vue de disparition… Après Maât, c’est le repos,

Akayovu: S’ensuit,

Kama: le renouveau, le souvenir du beau, sauf que, il n’y a

Akayovu: rien de nouveau sous Maât,

Kama: rien de nouveau sous la berceuse de Râ, la boussole de l’équilibre

Akayovu: Après tout ce temps, tout ce temps, dont on ne parlera plus, l’invention de l’axe de temps linéaire, cette fixation du mouvement, cette construction de “l’histoire”, et ses effets secondaires…

Kama: … le progrès…

Akayovu: …la mécanique…

Kama: …la superproduction…

Akayovu: …l’exploitation…

Kama…: la dépression…

Akayovu: Fini – bon sang ! Fini le temps de se taire, les maux de tête à tue-tête, je dois me prononcer, je fais appel à Nyabinghi et tous mes ancêtres, fini une fois pour toute, je pose les mots sur les maux, tire les freins du désarroi, pour le refrain de “Il était une fois”, tout ce temps qu’ils nous occupent, fini le déni, fini le silence, les choses du mauvais sens, fini les dualités des dialectiques, ces méthodes à la mécanique, ce langage de 1+1 = 2 sans questionner les symboles du marché, fini la croissance vers l’explosion, fini de faire perdre le temps à la continuation, on n’en parlera plus, de Hegel et sa dualité de dialectique, son tic-tac de bombe atomique, fini le plomb tuant l’aplomb, fini. En n’en parlera plus. De l’histoire. Ce mal entendu.

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